par: Stephen Bunard - www.ruedutheatre.info - Juillet 2007
La Compagnie Lux in Tenebris se penche depuis plusieurs années sur l’œuvre de Vaclav Havel et réussit, en renouvelant son casting de comédiens, à toucher l’essence et à faire surgir les dimensions cachées d ‘un petit bijou de comédie absurde ; Vernissage ou comment substituer à la dictature des idéologies celle du bonheur parfait.
Milieu des années 70, mais ce pourrait être à notre époque, en Tchécoslovaquie, un couple de trentenaires, Véra et Mickaël, épanoui, de prime abord, invite son meilleur ami Ferdinand, dissident, à prendre part au vernissage de son appartement. Antiquités et tableaux de maîtres, clams au four, caresses sensuelles, rien n’est épargné à l’ami médusé pour lui vanter les mérites d’un bonheur extatique, qui devrait prendre le pas sur la politique. Avec une angoisse tout de même pour le couple, c’est que l’ami tourne les talons et les laisse comme deux marionnettes inanimées. L’ancien président de la République tchèque, conscience politique européenne s’il en est, en dépit de ses allégeances à Bush lors de la guerre en Irak, aurait écrit Vernissage pour divertir ses amis. Mais quel divertissement ! Des trois pièces de la trilogie qui composent le recueil :
Audience, Vernissage, Pétition, elle est la mieux écrite, la moins politiquement pesante, la plus fine, la plus drôle, et aussi la plus cruelle. C’est un pamphlet politique sur la subsistance des idéologies, le rôle des intellectuels dans les sociétés modernes, une satire sociétale du nouveau monde et de son matérialisme, de ses codes, de ses standards, une comédie grinçante sur le couple et la recherche de la perfection…
Mais aussi une fable désillusionnée sur l’amitié et la fidélité, ce qui la construit, la cimente et la délite, une dénonciation du grotesque du prêt-à-porter culturel et du conformisme
philosophique bourgeois. On retrouvera ces deux dernières thématiques plus tard dans Art, de Yasmina Reza. Bref, Vernissage est un petit bijou du théâtre de l’absurde dans la
plus pure tradition du théâtre d’Europe centrale et orientale. Un monde qui change
Si Anouilh dans Une Vie montrait le spectacle d’une famille bourgeoise, un monde finissant donné en pâture aux yeux de la Révolution victorieuse, ici c’est un monde qui commence qui se montre sans pudeur. Mais si l’on gratte le vernis sage de cet univers, révélant sa superficialité, tout n’y est que malaise, mal être et fausseté. L’argent, la réussite à tout prix, la rutilance de la vitrine occidentale, le passage sans transition au marchand, l’impossibilité d’identifier des valeurs, tels sont les diktats d’un monde neuf qui substitue à la dictature des idéologues une dictature sous d’autres formes et avec d’autres moyens. Que peuvent les intellectuels quand les idéologies par eux-mêmes combattues
sont mises au tapis et qu’ils n’ont pas les armes adéquates pour combattre un mal plus insidieux et sans visage ? Lutter, s’adapter, abdiquer ? Ferdinand, qui est un peu Vaclav Havel, tente de nous apporter sur scène des éléments de réponse face au monde qui change. Les trois comédiens ont la gueule de l’emploi, c’est peu de le dire. Mickael…bouillonne d’euphorie sur toute la pièce, parfois pris de bouffées politiques délirantes qu’il évacue vite. Il s’applique à être le Monsieur Jourdain du Nouveau Monde, Vera, joue avec nos nerfs, tantôt bourgeoise discrète inféodée à son mari, tantôt impudique raffinée, elle inspire et respire un ordre nouveau. Elle l’incarne d’une certaine façon et, si l’on prend ce parti, justifie le tempérament si illuminé de son mari. Le duo nous transforme en Ferdinand, nous aspire dans le cyclone et c’est là une part de son immense talent, reste à savoir les sentiments qu’ils font naître en chacun de nous. Face au duo qui déjante crescendo, Ferdinand est parfait d’impavidité inquiétante et de candeur vite déniaisée.
La mise en scène de Marie-France Soulaget exploite à fond le filon de l’exhibitionnisme sensuel et cocasse et fait habilement monter la tension dans ce couple au bord de l’explosion, dont les emballements et les déplacements sont réglés avec la précision d’une horlogerie suisse. Havel bien servi, spectateurs vernis.